Sabato, 02 Luglio 2011 18:11

La révolution des béguines (Mohammed Taleb)

Scritto da
Vota questo articolo
(1 Vota)

À la fin du XIIe siècle, un mouvement chrétien ne cesse de prendre de l'ampleur: les béguines, des femmes qui vont incarner, aux marges de l'Église, une nouvelle conscience du sacré. Spirituel, littéraire, théologique, social: leur apport sera multiple. Considérées comme une menace par le pouvoir ecclésial, elles sont condamnées pour hérésie en 1311.

Les béguines appartiennent à un « mouvement » chrétien original apparu vers la fin du XIIe siècle, qui se prolongera jusqu'au XVe siècle. Implantée essentiellement en Belgique, aux Pays-Bas, au Luxembourg, en Allemagne, en France et en Suisse, cette dynamique a fertilisé une grande partie de l'existence des femmes de ce temps. Spirituelle, leur contribution s'est aussi exprimée en poésie, en théologie et dans la vie sociale. Aux marges de l'Église, les béguines ont incarné une nouvelle conscience du sacré, dans laquelle s'entremêlent leur féminité, leur art, une perception aiguë du divin et une expérience inédite du monde. Certains auteurs font du mouvement béguinal l'ancêtre du féminisme contemporain, d'autres la matrice de la mystique féminine, d'autres encore une composante de la mouvance des hérésies.

 

Pour saisir correctement ce mouvement, notamment la capacité de subversion dont il fit parfois preuve, il faut comprendre l'importance de deux grandes distinctions en cours à l'époque, le clerc et le laïc, d'une part, le masculin et le féminin, d'autre part. Elles sont le fruit d'un long processus socioreligieux qui remonte aux origines même du christianisme. Par ailleurs, la relation entre les deux termes de ces deux couples est fortement hiérarchique: le clerc prime sur le laïc, le masculin prime sur le féminin.

Libres de toute tutelle paroissiale

Tel est en tout cas le discours de l'Église, qui mobilise souvent les Épîtres de Paul adressées aux Corinthiens et à Timothée. Dans ces textes, les femmes sont appelées au silence, à la soumission et à la reconnaissance de la supériorité de l'homme, de même qu'ils soulignent l'interdiction faite aux femmes d'enseigner...  Les premiers regroupements de béguines sont attestés dans le diocèse de Liège, à Nivelles, autour de Marie d'Oignies (1177-1213). À Cologne, on repère des béguines en 1223. Vingt ans plus tard, elles seront un millier dans cette ville. Elles sont 1300 à Bruxelles, en 1372. Un témoignage capital est donné par une lettre de Jean XXII à l'évêque de Strasbourg, selon laquelle il y aurait 200 000 béguines en Allemagne occidentale. Mais à l'échelle de l'Europe, selon la sociologue Silvana Panciera, « on parle d'à peu près un million de béguines au sommet de l'expansion du mouvement au XIIIe siècle, mais cela n'est qu'une estimation non-documentée ».

Grande poésie en langue vulgaire

Quoi qu'il en soit, le mouvement béguinal dispose d'une fantastique audience auprès des femmes des diverses classes sociales urbaines (noblesse des villes, artisans, bourgeoisie). Ces femmes vont se regrouper en communautés, les béguinages, dont il reste des exemples dans la Belgique flamande. Ces communautés échappaient à la tutelle des paroisses, et donc du curé local, mais aussi des ordres religieux reconnus - les dominicains et les franciscains essayant de prendre la direction spirituelle du mouvement.

Les béguines y vivaient en collectivité, tout en faisant en sorte que chaque femme soit autonome. Les activités étaient nombreuses et allaient de la prière et de l'oraison à un travail social et économique qui prenait des formes variées en fonction des lieux (tissage, lavage, repassage, fabrication de bougies, éducation des enfants, assistance des malades, des vieillards et des pauvres). Ces travaux donnaient aux communautés, dirigées par la Grande Maîtresse ou Grande Dame, une relative autonomie économique.

Les béguines sont proches des populations les plus pauvres. Non seulement parce que les béguinages essaient de transcender les clivages de classe, mais aussi parce que leurs langues sont celles des peuples. La littérature béguinale va honorer non pas le latin mais les langues « vulgaires », comme le flamand (Hadewijch, décédée vers 1250), l'ancien français (Marguerite Porete, 1250-1310), le bas-allemand (Mechthilde de Magdebourg, 1208-1282) ou le moyen-hollandais (Béatrice de Nazareth, 1200-1268). Cette littérature s'apparente clairement à la grande poésie occitane, celle des troubadours, la poésie de chevalerie, en particulier sa mystique érotique de la fin'amor.

On ne sera donc pas surpris de l'existence d'une filiation, via l'amour courtois, entre la littérature des béguines et la poésie spirituelle des Arabo-musulmans. Car l'Andalousie est l'arrière-fond des poètes occitans et les spécialistes ont depuis longtemps établi l'influence entre ce genre typiquement arabe qu'est le zejel et la technique littéraire des Occitans. Mais le lien n'est pas que formel, il est aussi thématique (identité de l'amour, de l'amant et de l'aimé; pur amour au-delà du châtiment et de la récompense).

Les béguines ne vont pas seulement expérimenter sur le plan social et économique leur quête d'autonomie. Celle-ci est aussi de l'ordre de la pensée. L’existence, chez un certain nombre d'entre elles, d'un authentique questionnement métaphysique, la volonté de faire émerger du sens à partir de ce qu'elles éprouvent intérieurement, suffit à déconstruire le discours élaboré au sein de l'Église et, à l'époque moderne, dans quelques milieux universitaires - discours selon lequel la « mystique » est de nature féminine, tandis que la théologie, la pensée spéculative seraient de nature masculine.

Cette classification, dont on pressent aisément le soubassement patriarcal, ne peut rendre compte des préoccupations intellectuelles de ces femmes comme Hadewijch, Marguerite Porete, Mechthilde de Magdebourg ou encore Béatrice de Nazareth. L’enjeu est ici décisif. Il s'agit de réhabiliter un intellect féminin qui échappe ou, en tout cas, dépasse, à la verticale, la « sensiblerie », 1'« émotivité » et l'« affectivité » accordées aux activités et aux humeurs du « sexe faible ». Que la spéculation métaphysique, que l'ingéniosité philosophique des béguines s'expriment souvent par le biais du poème, de la vision ou du dialogue intérieur, ne remet nullement en cause leur intellectualité.

Le « concept » n'a pas le monopole du langage dans la quête de sens, et nous savons, depuis les Grecs, que le mythos dit, par son mode propre qui est l'image, la même vérité du cosmos, de l'humain et du divin, que le logos, reine des sciences. Il nous faut prendre au sérieux philosophiquement ces textes écrits par les béguines comme Heidegger le faisait pour ceux d'Hölderlin!

« Brautmystik » et « Wesenmystik »

Le mouvement béguinal reflète les tensions et les clivages qui existent dans ce Moyen-Âge européen du XIIe au XIVe siècle, en particulier ceux qui caractérisent le christianisme. C'est pourquoi il serait téméraire de le « lisser » et d'occulter sa diversité pour légitimer une lecture unilatérale. Quels sont les termes de cette contradiction qui peuvent être repérés dans la littérature béguinale? Les spécialistes ont repéré deux grands paradigmes, à la fois héritiers d'anciennes traditions de pensée et annonciateurs de nouvelles dynamiques de sens.

Ils sont désignés par les termes de Brautmystik et Wesenmystik. La première, « mystique de l'amour », dite aussi « mystique nuptiale », décrit la rencontre amoureuse, parfois érotique, avec le Christ. Ce genre littéraire doit énormément aux sermons sur le Cantique des Cantiques de saint Bernard et aux œuvres de Guillaume de Saint-Thierry. Cette mystique, qui s'inscrit dans la tradition cistercienne, est tout à fait en phase avec la conception ecclésiale qui domine à l'époque. Ce paradigme est augustinien-cister- cien: l'expérience de l'amour possède une valeur supérieure sur l'expérience de la connaissance et de la quête intellectuelle.

La Wesenmystik, en revanche, est plus problématique si on la rapporte à l'idéologie officielle. Mystique de l'être ou mystique de l'essence, elle témoigne d'une audace, d'un courage plus grand de la pensée et de l'expérience. Ici, le paradigme est plutôt de type néoplatonicien. Non pas que les béguines étaient des lectrices de Plotin ou de Proclus, mais elles ont en fait « reconstruit » un néoplatonisme, montrant par là qu'il s'agit moins d'une école de pensée qu'une sensibilité de l'âme et de la conscience.

Le chemin du « rien pur et nu »

Là, l'expérience affective est secondarisée au profit d'un mouvement vers la réalité ultime, l'Un, le fond (qui apparaît comme un « sans-fond ») l'indicible. Hadewijch évoque, dans un poème tiré de ses Écrits mystiques des béguines, « ceux qui ont entrevu cette vérité, sur le chemin obscur, non-tracé, non-indiqué, tout intérieur ». Ce chemin mène au « rien pur et nu ». À l'indicible du principe, correspond alors l'indicible de ces cheminants: « Dans l'intimité de l'Un, ces âmes sont pures et nues intérieurement.» Les exemples sont nombreux qui témoignent du caractère apophatique de cette mystique de l'essence. L’identification entre la réalité divine ultime et le « rien pur et nu », « l'abîme du sans-fond » ou « la nudité de l'Un », est l'expression de l'appartenance des béguines à une ligne intellectuelle qui va de Plotin à la théologie spéculative des Rhénans, comme Maître Eckhart, Thierry de Freiberg, Berthold de Moosburg, en passant, bien évidemment, par Denys. Les béguines ont retrouvé le « chemin non-tracé » de cette vision néoplatonicienne, vision pour laquelle la quête spirituelle est fondamentalement une « conversion » vers l'Un. Plotin n'est pas loin! Hadewijch, elle, évoque la « conversion intime à l'Unité»...

L'intellect n'est pas la raison qui calcule. Les Anciens pouvaient, à bon droit, parler d'imagination intellectuelle et d'intuition intellectuelle. Maître Eckhart disait que l'intellect était la

« fine pointe de l'âme », son « étincelle » ( « scintilla animae »), « château fort » également, puissance de l'esprit permettant à l'humain d'être capable de Dieu. Sans une telle conversion de notre regard qui nous donne à voir l'intellect comme capacité spirituelle et jalon vers l'Un, nos pensées resteront prisonnières de ce dualisme qui nous écartèle entre un rationalisme sec et une sentimentalité doucereuse. Si l'intellect est « fine pointe de l'âme», l'amour, alors, est une « lutte ». C'est pourquoi il est légitime de parler d'une théologique mystique chevaleresque de l'essence chez les béguines qui ont parcouru le « chemin non-tracé ». La mystique de l'essence n'abandonne pas le thème de l'amour. Hadewijch d'Anvers ou Mechthilde de Magdebourg, par exemple, lient ces deux dimensions de l'expérience spirituelle.

Confinées à l'affect

Et c'est, pouvons-nous supposer, la dynamique néoplatonisante de l' œuvre écrite des béguines qui les rendra suspecte. En ces temps, une femme peut, à la rigueur, avoir des visions, être une «prophétesse», mais elle ne peut être porteuse d'une connaissance, d'un enseignement. Elle doit, en quelque sorte, être confinée dans l'espace des affects. À bien des égards, la réponse de l'Église à l'intellectuelle mystique des béguines correspond bel et bien à un rétrécissement de l'horizon féminin: la devotio moderna. Sous ce nom, on désigne le mouvement initié par Gérard Roote et les frères de la Vie commune, au XIVe siècle.

Refusant tous les liens entre pensée intellectuelle et expérience spirituelle, forgés par les béguines de la mystique de l'essence et les théologiens mystiques rhénans, la devotio moderna veut cultiver une spiritualité strictement affective, contemplative et christocentrique. L’un de ses livres de chevet sera L’Imitation de Jésus Christ, de Thomas Kempis (1379-1451). Cette dynamique de la devotio moderna est à l'origine de toute la spiritualité féminine qui va éclore après la Réforme: une spiritualité qui a perdu l'audace intellectuelle des béguines et qui correspond tout à fait à l'image ecclésiale de la femme; une spiritualité qui accompagnera l'École française et la mystique mariale, de Marie de l'Incarnation à Thérèse de Lisieux.

La situation des béguines, entre la fin du XIIe siècle et la fin du XIVe siècle, va évoluer au gré des rapports de force, à l'échelle de la chrétienté ou à l'échelle locale. Le contexte spirituel, sur fond de croisades, est partagé entre une Église latine forte d'une richesse qui corrompt son clergé et ses abbayes, et de nouveaux ordres mendiants, comme les dominicains et les franciscains. Dès les années 1230, l'Église se dote d'un nouvel organe, l'office de l'Inquisition, tribunal dont la vocation est de pourchasser, jusqu'à la mort, les hérésies. Les béguines vont se trouver au carrefour de ces tensions, pour deux grandes raisons. D'abord, parce qu'elles incarnent socialement une entreprise qui échappe trop aux autorités masculines. Ensuite, parce que, sur un plan intellectuel, leur parole malmène le monopole ecclésial de la vérité.

Répression et bûcher

En 1139, le deuxième concile du Latran dénonce ces femmes qui vivent sans aucune règle monastique. En 1233, lors du concile de Mayence, les béguines sont la cible de l'inquisiteur Conrad de Marbourg. En 1311, c'est le concile de Vienne qui les condamne pour hérésie et hypocrisie dans la piété. Elles ne sont pas les seules, car la dénonciation englobe aussi les béghards, les adeptes du Libre Esprit, ainsi que les fraticelles, cette aile radicale de la famille franciscaine. Les béguines sont parfois associées aux hérésies. Notons l'hypothèse de l'un des meilleurs connaisseurs de ces femmes, le père jésuite Joseph van Mierlo, à propos de l'origine du mot « béguine»: il dériverait de al-bigensis, « albigeois » - autrement dit, cathares... !

Mais l'événement marquant de la répression est l'assassinat à Paris, le 1er juin 1310, de la béguine Margerite Porete. À l'instar de Lutgarde de Trèves (1231) ou d'Aleydis de Cambrai (1236), elle est brûlée en même temps que son livre, Le Livre des âmes saintes et anéanties, œuvre axiale de la pensée des béguines et, au-delà, de toute la littérature spirituelle.

Progressivement, tout au long du XIVe siècle, les béguinages se transforment (annexés par divers ordres religieux) ou disparaissent. Ceux qui resteront n'auront qu'un lointain rapport avec la dynamique subversive initiale. Mais la répression contre des femmes ne va pas disparaître pour autant et, dès la fin du mouvement béguinal, l'Inquisition prend pour cible celles qui en sont, d'une certaine manière, les filles et petites-filles, les sorcières de la Renaissance. Le feu des bûchers ne va cesser de s'allumer, causant la mort - au moment où la raison cartésienne s'installe, entre les XVIe et XVIIe siècles - de plusieurs dizaines de milliers de femmes...

Quelles leçons peut-on tirer de l'aventure des béguines? La première est que la pensée, même en sa plus haute abstraction, n'est pas séparable de l'existence sociale concrète des femmes et des hommes. L’:idéal de pauvreté des béguines n'est pas un concept, mais le désir de s'affranchir des lois de fer du capital. La seconde est relative à l'universalité de cette aventure. Par-delà leur christianisme, les béguines appartiennent à cette moitié féminine de l'humanité qui, à travers toutes les religions et cultures, essaie de construire un monde commun, et plus juste pour tous. Ces chrétiennes de l'Europe médiévale sont des sœurs de Rabi'a, la spirituelle irakienne musulmane du pur amour qui les précéda de quelques siècles. Et elles sont bien plus proches des militantes féministes musulmanes, bouddhistes ou hindoues d' aujourd'hui, qui, dans leurs contextes propres, luttent pour les idéaux de la justice, de l'égalité et de l'autonomie, que de leur Eglise.

La « présence libératrice » de Dieu

Enfin, et sur un terrain plus spirituel, citons la célèbre théologienne catholique écoféministe américaine Rosemary Radford Ruether. Elle nous parle de Dieu en des termes que les béguines auraient sans doute appréciés: « La transcendance de Dieu n'a rien à voir avec le fait d’être masculin, à l'extérieur, lointain et désincarné. L'immanence de Dieu n'a rien à voir avec le fait d'être féminine, à l'intérieur, proche et corporelle. [...]  La transcendance de Dieu signifie sa liberté radicale envers tous les systèmes humains de distorsions oppressives, de péché et de mensonges. L'immanence de Dieu signifie sa présence libératrice en nous, au travers de nous et au-dessous de nous, présence qui nous donne le pouvoir de nous libérer de cette réalité oppressive de péché et de mensonges. ». 

Mohammed Taleb

Philosophe, enseignant d'écopsychologie à l'École Supérieure en éducation sociale de Lausanne (Suisse), il a dirigé l'ouvrage Sciences et archétypes, fragments philosophiques pour un réenchantement du monde, hommage au professeur Gilbert Durand (Dervy, 2002).

(Le monde des religions, n. 46, mars-avril 2011, p. 6)

Letto 5983 volte Ultima modifica il Sabato, 02 Luglio 2011 19:47
Fausto Ferrari

Religioso Marista
Area Formazione ed Area Ecumene; Rubriche Dialoghi, Conoscere l'Ebraismo, Schegge, Input

Search